L Bêtes
Hier, comme il est essentiel De fuir les foules turbulentes, Pour contempler un peu de ciel Je flânais au Jardin des Plantes. 5 J'oubliais tout, les biens, les maux, La science trop incertaine, Et je vis tous les animaux Qu'a chantés le bon La Fontaine. Comme le Soleil en courroux 10 Qui s'endort sur les marécages, Le Tigre et le grand Lion roux Semblaient s'ennuyer dans leurs cages. Ce temps est dur pour les Lions, Disait le grand porte-crinière; 15 Il ne faut pas que nous voulions Éviter l'injure dernière. On ne sait plus ce que valait Ma colère et ma vaste joie, Et maintenant c'est un valet 20 Qui m'apporte un semblant de proie. -- Tandis qu'un éclair triomphant S'allumait dans les yeux de l'Aigle, Ce héros, l'antique Éléphant Mangeait un petit pain de seigle. 25 Et se dandinant avec pompe, Ce dieu solidement bâti Égalait par sa belle trompe Ganéça, fils de Parvati. Le Singe à des hommes divers, 30 Pour accomplir son ambassade, Enseignait des gestes pervers, De la part du marquis de Sade. Léchant sa femelle ardemment, Rhythmique, avec des yeux folâtres 35 Et des gentillesses d'amant, L'Ours noir grognait: Oh! les théâtres! -- Le Perroquet taché de feu, Sans peur ouvrant son bec solide, Criait: Député jaune et bleu, 40 Je ne veux pas qu'on m'invalide! -- Il disait, le divin Chameau, Dont les jambes valent des ailes: Fi du joueur de chalumeau Qui me compare aux demoiselles! 45 Le Rossignol dans son verger, Parlait du ténor qui l'obsède, Et la Gazelle au pas léger Se plaignait du vélocipède. Avec son air paisible et fou 50 Je vis l'innocente Girafe Qui fait sa belle, et dont le cou A l'élégance d'un paraphe. Cette bête, qui dans la nuit Va d'un pas naïf, qu'elle scande, 55 Me dit: la Tour Eiffel me nuit; C'est une Girafe plus grande. -- Aspirant les senteurs de pin Que la noire forêt compose, L'ingénu, le tendre Lapin 60 Disait, furtif: C'est moi qu'on pose. Car, et je n'y vois aucun mal, Poser un lapin signifie: Je vous paierai, foi d'animal! Monsieur, bien fol est qui s'y fie. -- 65 Je vis sur les eaux, restant coi, L'oiseau que sa blancheur désigne. Et courroucé, je dis: Pourquoi Donc es-tu Cygne? On n'est pas Cygne. Quelle chimère! On est Canard. 70 En des coins-coins analytiques On s'envole, car c'est un art, Dans les grands journaux politiques. Ou bien l'on est Oie, et ce nom Fait qu'on trouve une gloire insigne, 75 Comme la déesse Junon. Hélas! me répondit le Cygne, L'Oie est un digne objet d'amour, Elle s'envole comme un Ange. Rien n'égale une basse-cour 80 Où l'on barbote dans la fange. Là, comme aux noces de Cana, On s'enivre de mille joies. Bonheur idéal! Mais on n'a Pas voulu de moi chez les Oies! 10 décembre 1889.
SONNAILLES ET CLOCHETTES -- Table des Matières
Retour à la page Banville