La Gloire de Molière Ode récitée au Théâtre de l'Odéon le 15 janvier 1851
[La Poésie. Mme Roger-Solié.] [La Comédie. Mlle Sarah Félix.] [Le Drame. Mme Marie Laurent.] [Alceste. M. Bouchet.] I [Un rideau devant lequel sont groupées les trois Muses] [de la Poésie, de la Comédie et du Drame.] [La Poésie] Peuple, je suis la Poésie. Ma lyre, en horreur aux méchants, Vibre, et ma sainte frénésie Laisse, comme un flot d'ambroisie, 5 Déborder la source des chants. En ce jour où naquit Molière, Je viens, au doux son de mes vers, Sur sa tête aux Dieux familière, Au lieu de roses et de lierre, 10 Poser ces lauriers toujours verts. Car, depuis le siècle d'Astrée, Nul parmi ces audacieux Que je redoute et que je crée, N'a mieux su la langue sacrée 15 Empruntée au rhythme des cieux. Et moi qui descends d'une cime Et qui naquis sur un autel, Ame du mètre et de la rime, Je veux voir sur son front sublime 20 Briller le feuillage immortel. Et sous mes pieds, soeur du poëte, Foulant les trésors, dédaignés Pour une plus noble conquête, J'entrelacerai sur sa tête 25 Ces rameaux, de soleil baignés. [La Comédie] Peuple, je suis la Comédie, La Muse au sourire effronté, Que fuit la sottise, assourdie Aux carillons de ma gaieté. 30 Je suis la fille prophétique Qu'un vendangeur, sous le ciel bleu, Promenait jadis par l'Attique, Ivre, et taché du sang d'un dieu! Et, comme un roi foule en sa gloire 35 Un pavé d'or et de lapis, Je posais nus mes pieds d'ivoire Sur le chariot de Thespis! Cruelle, avec Aristophane, Contre le vulgaire odieux, 40 J'ai dans mes vers que rien ne fane Raillé les contempteurs des Dieux. Le doux Ménandre fut mon hôte, Et mon babillage malin A consolé le rêveur Plaute 45 A la meule de son moulin. C'est à moi de chanter Molière! Moi, la Muse aux graves leçons, Qu'il a trouvée aventurière, Errante à travers les buissons! 50 Oh! par les bourgs et les villages, Prodigues, rieurs, affamés, Dans tous ces fiers vagabondages Combien nous nous sommes aimés! Et lorsque mon tambour de basque 55 Chantait de ses clochettes d'or, Quel monde charmant et fantasque Nous suivait, qu'on admire encor! Fous à l'habit rayé de rose, Pierrots, Jodelets et Scapins, 60 Gérontes à face morose, Pages, laquais et galopins; Clitandres à perruque blonde, Agaçant d'un sonnet fleuri Leur Angélique sans seconde, 65 A la barbe d'un vieux mari; Grandes soubrettes, belles filles Accortes sous leurs bavolets, Sganarelles et Mascarilles, Empereurs des fourbes valets! 70 Le fat ivre de sa duchesse, Le provincial de la cour, L'avare ivre de sa richesse, Et les enfants ivres d'amour! Femmes coquettes et savantes, 75 Sots médecins, pédants fripés, Couples épris, folles servantes, Tuteurs jaloux, maris trompés! Oh! combien dans nos jeux sévères, Avec les Amours échansons, 80 Nous avons puisé dans nos verres Le vin de France et les chansons! Je fus sa première maîtresse! Et si pour le peuple, enchanté Dans un souvenir d'allégresse, 85 Molière doit être chanté, C'est par moi, c'est par mon délire! Car, bohémienne du ciel, Molière me doit son sourire, Et ce sourire est immortel! [Le Drame] 90 Pour moi, peuple, je suis le Drame. C'est à moi, non pas à ma soeur, De louer le hardi penseur Qui fut aimant comme une femme. Les grands types qu'il nous fait voir 95 Vivants, dans ses portraits magiques, Sont terribles sans le savoir, Et plus sûrs de nous émouvoir Que tous les demi-dieux tragiques. Le vice, qu'il est parvenu 100 A nous faire voir si risible, Nous frappe d'un trouble inconnu; Tant le coeur humain mis à nu Devient un spectacle terrible. Coeur divin et supérieur 105 A toute haine vengeresse, Souvent son visage rieur N'est que le masque extérieur D'une inconsolable tristesse. S'il m'a fait sourire, en souffrant, 110 D'un amour qui, par ses alarmes, Est si ridicule et si grand, Arnolphe, aux pieds d'Agnès pleurant, Me contraint de verser des larmes. Quand l'Avare blessé grandit 115 Et s'en va battant les murailles, Méprisé d'un fils qu'il maudit, Harpagon me laisse interdit Et fait frissonner mes entrailles. Enfin, par un lâche avéré 120 Trompé sans pudeur ni scrupule, Quand je le vois désespéré, Georges Dandin déshonoré Ne me paraît plus ridicule. Tartuffe et don Juan, tortueux 125 Jusqu'à la basse apostasie, M'emplissent d'horreur tous les deux Avec le sourire hideux Du vice et de l'hypocrisie. Et quand je vois le grand moqueur, 130 Alceste à l'âme surhumaine, Dont un froid sourire est vainqueur, La colère me monte au coeur Contre la froide Célimène. Molière, privilégié, 135 Plaisante d'une âme attendrie, Et c'est au moins pour la moitié Que la terreur et la pitié Se mêlent à sa raillerie. C'est à moi, chantre des douleurs, 140 De m'agenouiller sur la pierre, Pour consacrer ces pâles fleurs Et ces lauriers baignés de pleurs Sur le front du divin Molière. [La Poésie] Oui, tous les arts humains, toutes les poésies 145 Qui savent nous charmer En mêlant la sagesse aux vives fantaisies, Le peuvent réclamer. Il sut épanouir les brillantes peintures, Filles d'un ciel serein, 150 Et couler d'un seul jet d'immortelles figures Dans un moule d'airain. Sous les grands plafonds d'or il nous montre les rages Des amours mensongers, Et nous fait voir après dans de frais paysages 155 L'idylle des bergers. Mes soeurs, puisqu'en son oeuvre où la pensée ondoie Comme les vastes flots, Renaissent tour à tour l'ivresse de la joie Et celle des sanglots, 160 Ne nous disputons pas sur le masque et la lyre, Et que toutes nos fleurs Parent son monument: il eut le don du rire Avec le don des pleurs! Mais, reines du théâtre, troupe familière, 165 Laissons parler celui En qui, fils adoré des veilles de Molière, Tout son génie a lui, Alceste, ce sauvage à la fois rude et tendre, Qui, les yeux éblouis 170 Des seules vérités, les a fait même entendre Au siècle de Louis! II [Un jardin. - Les comédiens, sous les costumes des] [personnages des comédies de Molière, sont groupés autour de] [son buste. Un comédien, représentant Alceste, s'avance et] [récite les strophes suivantes:] [Le Comédien] O Molière! homme simple et sublime génie, Qui fis l'honnêteté maîtresse de tes vers, Toi qui, sans les haïr en leur ignominie, 175 Châtias jusqu'au sang les sots et les pervers! Tant que tu combattis selon la destinée, La basse hypocrisie habile aux trahisons, Avec la calomnie à ta perte acharnée, Goutte à goutte sur toi distilla ses poisons. 180 Et lui-même, Louis, qui t'aima pour la France, Conquérant comme lui calme et victorieux, Autant que Scipion avait aimé Térence, Ne te protégea pas contre les envieux. C'est à peine s'il put, dans la funèbre enceinte, 185 Lorsque enfin le trépas glaça tes yeux pâlis, Obtenir par prière un peu de terre sainte Où tes restes mortels fussent ensevelis! Les mêmes ennemis qui te jetaient ces fanges Et qui te condamnaient sur un ton solennel, 190 T'accablent à l'envi d'honneurs et de louanges A présent que tu dors du sommeil éternel. Car à moins que Molière une autre fois renaisse, Armé du fier regard qui les a tant troublés, Ils ne redoutent plus que nul les reconnaisse 195 Sous les habits d'emprunt dont ils sont affublés. Mais comme on voit soudain frissonner d'épouvante Les monstres de la nuit sous l'éclair d'un flambeau, S'ils voyaient devant eux ta figure vivante Paraître en soulevant la pierre du tombeau, 200 Combien de ces menteurs montrent pour ta mémoire Une admiration de luxe et d'apparat, Qui taxeraient tes vers d'impiété notoire Et t'iraient dénoncer au prochain magistrat! Car ils existent tous, ces corrupteurs serviles, 205 Que tu marquais au front sous leur masque impudent, Prévoyant que le vice est, dans nos grandes villes, La lime où la génie use sa forte dent! L'hypocrite a toujours le rubis sur la lèvre Et sait cacher l'horreur de ses profonds desseins; 210 Avec ses lingots d'or, Josse est toujours orfèvre, Et nos grands médecins sont toujours... médecins. En morale, en science, hélas! ce qui nous mène, Depuis Marphurius ne change pas encor. Le coeur vous en dit-il d'épouser Dorimène? 215 C'est toujours comme au temps du bonhomme Alcantor. Geronimo dira, fidèle à sa doctrine: Mariez-vous ou non, tous les deux sont aisés. Mais Alcidas reprend, en cambrant sa poitrine: Je vous tue à l'instant si vous ne l'épousez. 220 Pour ces grimauds par qui ta verve fut émue, L'habit seul a changé de leur esprit banal: Mon Oronte au sonnet pleure dans la Revue, Et Monsieur Trissotin flirte au bas d'un journal. Thomas Diafoirus fait de l'anatomie 225 Dans de mauvais romans qu'il nous faut avaler; Le docteur Sganarelle entre à l'Académie, Quant à Monsieur Tartuffe..., il n'en faut point parler! Ton don Juan raille encor, après Monsieur Dimanche, Son vieux père qui parle, un pied dans le cercueil; 230 Mais il porte un poignet retroussé sur la manche, Le stick dans la main gauche et le lorgnon dans l'oeil. Si Scapin fait toujours ses fredaines antiques, En ce temps sérieux il sait qu'il les paiera, Joueur de trois pour cent sur les bruits politiques, 235 Et protecteur des arts le soir à l'Opéra. Enfin le vieux Paris cache toujours cet antre Où le pâle Harpagon achète à réméré. Le père à ce comptoir est souillé dès qu'il entre, Et le fils qu'il maudit en sort déshonoré. 240 Non, non, rien n'a changé! c'est toujours le grand nombre Pour atteindre aux sacs d'or foulant aux pieds l'amour, La timide vertu cachée au fond de l'ombre Et le vice insolent qui s'étale au grand jour! Dorimène, Angélique, ô belles créatures, 245 Démons à l'âme froide, à l'oeil suave et doux, Combien ont de grands coeurs étouffé vos ceintures, Que d'hommes tomberont les yeux levés vers vous! Sortilège et folie, ô bizarre amalgame! Coeurs sans cesse tournés vers le fruit défendu! 250 Combien se sont fiés à l'honneur d'une femme Et se sont réveillés sur leur bonheur perdu! O problème où se perd la raison révoltée! Chaos abominable en ces riches accords! Quand il crut vous donner une âme, Prométhée 255 Anima seulement le marbre de vos corps! Mais, que dis-je! pardonne, ô poëte, ô Molière! Philinte et Léonor, épris du vrai bonheur, Henriette, Éliante, Elmire noble et fière, Gardent comme un rempart la décence et l'honneur. 260 Ariste est de tout point le vrai sage; Clitandre, Coeur sans détour, épris d'un honnête entretien, Reste sincère et franc sans cesser d'être tendre, Et sans forfanterie, il est homme de bien. Chrysale, défendant sa guenille si chère, 265 Trouve la vérité dans ses naïfs accents: En Dorine et Toinette, humbles docteurs sans chaire, Veille ton redoutable et sublime bon sens. O grand esprit qu'il faut remercier sans cesse! Toi qui portais ton oeuvre avec des bras d'Atlas, 270 Toi-même en la voyant tu fus pris de tristesse, Un pleur mouilla tes yeux, tu murmuras: Hélas! Et pour nous détourner des images fatales, Tu créas ces fronts purs et ces types charmants, Fantômes adorés, figures idéales 275 Qui nous font croire encore aux nobles sentiments! Oui, tous les verts lauriers et toutes les couronnes, O Molière, sont dus à ton grand souvenir, Et tes vers inspirés des leçons que tu donnes Enchanteront encor les siècles à venir. 280 De ce ciel poétique où resplendit ta gloire, Vois, d'un oeil indulgent, épris de ta raison, Se réunir ici pour fêter ta mémoire Les derniers serviteurs venus dans la maison! [Couronnement du buste. Apothéose.]
LE SANG DE LA COUPE -- Table des Matières
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