Marchands de crayons.
Rose pleurait: Un bon jeune homme La consola, veillant au grain. « -- Ah! de quelque nom qu'on vous nomme, Dit-elle, vous allez voir comme 5 J'ai raison d'avoir du chagrin! Pour Meaux, ayant plié ma tente, En avril dernier je partis. J'allais hériter de ma tante, Dont la dépouille aujourd'hui tente 10 Une foule de bons partis. Mais ce n'est pas dans la province Que resplendit mon firmament: C'est ici que loge mon prince, L'homme pour qui mon coeur se pince, 15 Mon Arthur, mon tout, mon amant! Loin de lui mon âme est funèbre; A sa voix, qui me fait rêver, J'étais docile comme un zèbre! C'est un individu célèbre: 20 Où pourrais-je le retrouver? Car en vain mon regard se dresse! Comme Arthur ne m'a pas écrit, J'ignore en tout point son adresse. Comment donc faire avec adresse 25 Ce que mon désir me prescrit? O tristesse! jusqu'à la lie Je te savoure et je te bois! Sa rue, hélas! est démolie: Je vois avec mélancolie 30 Que l'on y pose un mur de bois! » « -- Ne pleurez pas, mademoiselle, Dit le bon jeune homme éperdu A Rose, en se penchant vers elle; Vous allez voir avec quel zèle 35 Nous chercherons l'Arthur perdu! Puisqu'il s'agit d'un homme illustre, Venez au bal de l'Opéra. Vous le trouverez sous le lustre, Appuyé sur quelque balustre! 40 Pour l'entrée, on vous la paiera. Les voici tous deux à la fête, Dans cet endroit prestigieux, Depuis les tapis jusqu'au faîte, Où la réunion est faite 45 De ce que Paris a de mieux. Tout est couleur, lumière, flamme, Et l'on s'étouffe à trépasser. Le bon jeune homme, exempt de blâme, Dit: -- « Cherchez l'ami de votre âme 50 Parmi les gens qui vont passer! A-t-il quelque prééminence Sur l'élite de ces lions Du report et de la finance, Chez qui la moindre lieutenance 55 Vaut au moins quinze millions? Voici le maître de Marseille, Lireux, Solar, grave et pensif, Millaud, à qui Phébus conseille La bienfaisance, et qui s'éveille 60 Dans une maison d'or massif! Puis voici la cohorte insigne Des artistes, cerveaux en fleur; Hamon, gracieux comme un cygne, Galimard qui cherche la ligne, 65 Préault qui trouve la couleur! Puis Masson, fort de ses magies, Et Couture, épris des hasards: Tous deux à travers les orgies Ont vu passer, de sang rougies, 70 Les ombres pâles des Césars. Voici Millet, voici Christophe, Et tous les fils de Phidias, Et Chenavard, ce philosophe, Aveuglé par un bout d'étoffe 75 Que chiffonne en causant Diaz. Voici des acteurs, Hyacinthe, Frédérick, Fechter; admirons Grassot, qu'on abreuve d'absinthe, Et Gueymard, quidans cette enceinte 80 Assourdit la voix des clairons! Puis voici les porteurs de lyre, Les meilleurs Homères du jour, Ceux que vers son calvaire attire Encore le double martyre 85 Fait de poésie et d'amour! Voici Musset, dieu de la ville, Et Dupont, maître de son pré, Et Sainte-Beuve, et Théophile, Chanteur pour qui la muse file 90 Des jours tissus d'un fil pourpré. Voici Bouilhet, que tu conseilles, Naïade antique au front de lys, Philoxène, amant de merveilles, Qui, tout enfant, vit les abeilles 95 Baiser les lèvres de Myrtis. Puis, dans ce torrent qui s'épanche, Voici les frères de Goncourt; Mirecourt, acharné sur Planche, Et Monselet à la main blanche, 100 Vers qui la Renommée accourt. Orgueil des nouvelles déesses, Voici les trois frères Lévy, Tous si ruisselants de richesses Que les banquiers et les duchesses 105 Les accostent d'un air ravi. Connais-tu l'homme plein d'audace Devant ces hardis triumvirs, Qui les regarde face à face, Et dont la jeune presse efface 110 L'ancien blason des Elzévirs? C'est un fils d'Apollon et d'Ève, Le typographe Malassis, Que tout bas invoque sans trêve Le poëte inédit qui rêve, 115 Triste, et sur une malle assis. Voici Vitu, chez qui s'allie A l'esprit l'or d'un podesta; Fauchery, venu d'Australie Avec cette douce folie 120 Que de Bohême il emporta; Puis Lherminier des Amériques! Mürger, aux pompons éclatants, Vide tous ses écrins féeriques. Gozlan jure que les lyriques 125 Dureront au plus cinquante ans! O soeur de l'aube orientale, Regardez bien tous ces héros! Car ils sont le luxe qu'étale Notre immortelle capitale: 130 Après eux tout n'est que zéros. » Il dit. La malheureuse fille, Ignorante de son destin Et rapide comme une anguille, Vers le flot confus qui fourmille 135 Leva ses deux pieds de satin. Sa vue à travers une houle Plongea dans les rangs espacés Des gens fameux; puis dans la foule Elle tomba, lys que l'on foule!... -- 140 Ces timbaliers étaient passés. « -- Mais, hasarda tout bas son guide, Elle ouvrait ses yeux languissants, Quel peut donc être, enfant candide, L'homme célèbre, mais perfide, 145 Qui n'est pas parmi ces passants? Il n'est pas peintre? C'est étrange. Alors, quel succès est le sien? Il n'est donc pas, non plus, mon ange, Poëte, ou bien agent de change? 150 Ni boursier? ni musicien? -- Si, répondit-elle, il se pique D'être un merveilleux baryton, Et, malgré son joli physique, Il fait souvent de la musique 155 Avec son cornet à piston! Son bonnet brille comme un phare Sur son costume officiel, Lorsque, aux éclats de sa fanfare, Le moineau franc tremble et s'effare 160 Et s'enfuit vers l'azur du ciel! Il aimait à faire tapage Par les beaux jours pleins de rayons, Assis en vêtement de page Sur le sommet d'un équipage, 165 Derrière un marchand de crayons! Que de fois j'ai voulu les suivre, Mêlant mon coeur à l'instrument Qui répand les notes de cuivre, Comme la gargouille et la guivre 170 Se mêlent au noir monument! Car leurs coussins étaient deux trônes, Quand mon Arthur sonnait du cor Près de Mangin en galons jaunes, Qui sent des plumets de deux aunes 175 Frissonner sur son casque d'or! » Janvier 1857.
ODES FUNAMBULESQUES -- Table des Matières
Retour à la page Banville