La Voyageuse.
Masques et visages... Gavarni. A Caroline Letessier. I Au temps des pastels de Latour, Quand l'enfant-dieu régnait au monde Par la grâce de Pompadour, Au temps des beautés sans seconde; 5 Au temps féerique où, sans mouchoir, Sur les lys que Lancret dessine Le collier de taffetas noir Lutte avec la mouche assassine; Au temps où la Nymphe du vin 10 Sourit sous la peau de panthère, Au temps où Wateau le divin Frète sa barque pour Cythère; En ce temps fait pour les jupons, Les plumes, les rubans, les ganses, 15 Les falbalas et les pompons; En ce beau temps des élégances, Enfant blanche comme le lait, Beauté mignarde, fleur exquise, Vous aviez tout ce qu'il fallait 20 Pour être danseuse ou marquise. Ces bras purs et ce petit corps, Noyés dans un frou-frou d'étoffes, Eussent damné par leurs accords Les abbés et les philosophes. 25 Vous eussiez aimé ces bichons Noirs et feu, de race irlandaise, Que l'on porte dans les manchons Et que l'on peigne et que l'on baise. La neige au sein, la rose aux doigts, 30 Boucher vous eût peinte en Diane Montrant sa cuisse au fond du bois Et pliant comme une liane, Et Clodion eût fait de vous Une provocante faunesse 35 Laissant mûrir au soleil roux Les fruits pourprés de sa jeunesse! Car sur les lèvres vous avez La malicieuse ambroisie De tous ces paradis rêvés 40 Au siècle de la fantaisie, Et, nonchalante Dalila, Vous plaisez par la morbidesse D'une nymphe de ce temps-là, Moitié nonne et moitié déesse. 45 Vos cheveux aux bandeaux ondés Récitent de leur onde noire Des madrigaux dévergondés A votre visage d'ivoire, Et, ravis de ce front si beau, 50 Comme de vertes demoiselles, Tous les enfants porte-flambeau Vous suivent en battant des ailes. Tous ces petits culs-nus d'Amours, Groupés sur vos pas, Caroline, 55 Ont soin d'embellir vos atours Et d'enfler votre crinoline, Et l'essaim des Jeux et des Ris, Doux vol qui folâtre et se joue, Niche sous la poudre de riz 60 Dans les roses de votre joue. Vos sourcils touffus, noirs, épais, Ont des courbes délicieuses Qui nous font songer à la paix Sous les forêts silencieuses, 65 Et les écharpes de vos cils Semblent avoir volé leurs franges A la terre des alguazils, Des manolas et des oranges. II Au fait, vous avez donc été, 70 Loin de nos boulevards moroses, Pendant tout ce dernier été, Sous les buissons de lauriers-roses? Le fier soleil du Portugal Vous tendait sa lèvre obstinée 75 Et faisait son meilleur régal Avec votre peau satinée. Mais vous, tordant sur l'éventail Vos petits doigts aux blancheurs mates Vous découpiez Scribe en détail 80 Pour les rois et les diplomates; Et, digne d'un art sans rivaux, Pour charmer les chancelleries, Vous avez traduit Marivaux En mignonnes espiègleries. 85 C'est au mieux! L'astre des cieux clairs Qui fait grandir le sycomore Vous a donné des jolis airs De Bohémienne et de More. Vous avez pris, toujours riant, 90 Dans cet éternel jeu de barres, La volupté de l'Orient Et le goût des bijoux barbares, Et vous rapportez à Paris, Ville de toutes les décences, 95 Les molles grâces des houris Ivres de parfums et d'essences. C'est bien encor! même à Turin Menez Clairville, puisqu'on daigne Nous demander un tambourin 100 La-bàs, chez le roi de Sardaigne. Mais pourtant ne nous laissez pas Nous consumer dans les attentes! Arrêtez une fois vos pas Chez nous, et plantez-y vos tentes. 105 Tout franc, pourquoi mettre aux abois Cet Éden, où le lion dîne Chaque jour de la biche au bois Et soupe de la musardine? Valets de coeur et de carreau 110 Et boyards aux fourrures d'ourses, Loin de vous, sachez-le, Caro, Tout s'ennuie, au bal comme aux courses. Vous nous disputez les rayons Avec des haines enfantines, 115 Et jamais plus nous ne voyons Que les talons de vos bottines. Songez-y! Vous cherchez pourquoi Ma muse, qui n'est pas méchante, M'ordonne de me tenir coi 120 Et ne veut plus que je vous chante? C'est que vos regards inhumains Ont partout des intelligences, Et tout le long des grands chemins Vont arrêter les diligences. Février 1858.
ODES FUNAMBULESQUES -- Table des Matières
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