ODELETTES
1846-1872
... Ego Dis amicum
Soeculo festas referente luces
Reddidi carmen, docilis modorum
Vatis Horati.
Horace, Odes, livre iv.
A Sainte-Beuve
Cher Maître,
Vous avez retrouvé la France des rimeurs d'odelettes, et c'est
vous qui nous avez appris à lire dans Ronsard. Quand vous avez
pratiqué votre critique, vous avez fondu les plus rares suavités du
sentiment personnel dans une forme travaillée de main d'ouvrier, et
qui touche d'un côté à Callimaque, de l'autre côté à Belleau. C'est
à cause de cela que je vous dédie ces quelques pages. Votre oeuvre
entière, n'est-ce pas l'odelette du dix-neuvième siècle? Volupté,
ce roman de toutes les âmes, ce n'est au fond que l'odelette d'un
coeur à trois coeurs. Les Consolations, cette Vie Nouvelle d'à
présent, c'est l'odelette d'un seul Dante à vingt Virgiles plus ou
moins authentiques. Port-Royal, c'est l'odelette d'un quasi-
sceptique à une hérésie! Les Critiques et Portraits, les Portraits
de femmes, les Causeries du lundi, c'est la série des odelettes du
critique-poëte à cet ami Protée qui s'appelle le monde!
Si l'on m'accusait pour avoir repris quelques mètres passés de
mode, pour avoir tâché d'innover là où vous et vos pairs semblez
avoir épuisé les audaces légitimes, ne trouverais-je pas en vous,
cher maître, un défenseur naturel? Les Pensées de Joseph Delorme
m'ont enseigné mes théories, les Notes et Sonnets qui sont à la
suite des Pensées d'août m'ont donné le type de mes formules.
Vous l'avez dit excellemment, soyons les derniers de notre ordre,
les derniers des délicats. C'est justice que je vous rapporte ces
grappes folles de ma vendange, à vous qui m'avez signalé Chanaan.
Théodore de Banville.
Avril 1856.
PRÉFACE
Le titre de ce petit volume n'a pas été choisi au hasard. Il
représente plus nettement qu'aucun autre tout un ordre de composi-
tions poétiques. L'Odelette, c'est une phrase d'ode-épître, une
manière de propos familier relevé et discipliné par les cadences
lyriques d'un rhythme précis et bref. C'est, si vous voulez, une
goutte d'essence de rose scellée sous une étroite agate dans le
chaton d'une bague, cadeau d'anniversaire, rappel quotidien d'une
joie fugitive. C'est encore, si vous l'aimez mieux, un de ces
thèmes de valse ou de mazurka favorite que le pianiste note en
souvenir d'une affection ou d'un amour, et qu'il appelle du nom qui
lui dicta cette sincère inspiration du moment.
L'Odelette est née en Grèce, aux premiers temps, pendant les
heures perdues de la Muse. Anacréon la dépêchait vers Bathylle sous
l'aile de son pigeon messager. Elle a picoré, abeille mélodieuse,
de Syracuse à Alexandrie, du verger de Moschos au jardin de
Méléagre, et son aile a palpité sur la quenouille que Théocrite
envoyait à Nicias. Horace n'offrait ni airain de Corinthe ni coupes
d'or aux patriciens, ses patrons et ses hôtes, mais il leur dédiait
des odelettes. Ainsi firent à leur tour, dans le cycle des croyants
de l'Islam, tant de fumeurs de hachich, tant de buveurs d'opium,
dont le Mètre solennisa les emportements et les extases. Lauréats
de la foire d'Occadh ou courtisans des sultans de la Perse,
exécutants de ghazels ou de pantoums, Hafiz ou Rabiah ben al-
Kouden, Ferideddin Attar ou Chemidher-el-Islami, tous ces torrents
de la poésie orientale ont disséminé dans le palais des souverains
ou dans les harems des Fathmas et des Aïchas les limpides ruisseaux
de l'Odelette. Ne sont-ce pas des odelettes encore que se renvoient
de la tente à la tente, à travers les échos fraternels du désert,
et les tolbas mélancoliques, et les chambis improvisateurs? Sur les
bords de la Loire, vers ce château qui se souvient d'Agnès Sorel,
dans ces salles où Henri de Guise, dans sa suprême nuit, et
attendant les assassins, fredonnait aux pieds de sa maîtresse
l'odelette que Desportes avait rimée à ses frais: Rosette, pour un
peu d'absence, Abd-el-Kader, prisonnier, a récité plus d'une
odelette aux Agnès Sorel d'aujourd'hui!
Laissons l'hypothèse, l'histoire est assez longue. En France,
Charles d'Orléans a préludé sur la lyre aux cordes d'argent. Au
XVIe siècle, tous les virtuoses de la pléiade, Belleau, Baïf,
Desportes, et Ronsard plus qu'eux tous, dépensèrent le meilleur de
leur art à accomplir l'oeuvre légère. Plus tard, l'Odelette ne fut
guère en faveur: elle ne s'accommodait pas plus à la gravité froide
de Boileau qu'au sans-gêne incorrect de Voltaire. Serai-je assez
heureux pour avoir ressaisi l'écho de quelques-unes de ces chansons
dont chacune a eu sa minute d'harmonie et de gloire! Je ne l'espère
pas. L'entreprise avait trop de difficultés. Une odelette ne dure
pas plus longtemps que la roulade d'un rossignol, mais, pour le jeu
de ces trilles et de ces arpèges vite envolés, il faudrait une voix
d'un timbre toujours pur.
Ce livre sera éclairé du moins auprès du public par le reflet des
renommées fraternelles auxquelles je le consacre. Ainsi les
chevaliers d'autrefois, à la veille de leurs lointains voyages,
lâchaient à travers leurs parcs et leurs forêts quelque biche
privée dont le collier portait le nom d'une dame enlacé avec le nom
du suzerain. S'ils n'échappaient pas aux dangers de la route, la
pieuse inscription leur survivait et attestait qu'ils avaient
entretenu dans leur coeur ces deux grandes vertus de l'homme: la
tendresse et le respect.
Avril 1856.
Verson ces roses en ce vin,
En ce bon vin verson ces roses,
Et boivon l'un et l'autre, afin
Qu'au coeur nos tristesses encloses
Prennent en boivant quelque fin.
Ronsard, Odes, livre iv.
ODELETTES -- Table des Matières
Retour à la page Banville